L'homme aux rats
Alain Badiou on the French presidential election:
Partons du sacre du nouveau président. On peut remarquer, chez beaucoup de gens, la présence d'une subjectivité disons dépressive, comme si ces gens avaient été frappés par un coup. Ce coup était pourtant attendu, c'est celui qui était dès le début le favori dans la compétition qui l'a finalement emporté.
Alors ? Quelle est la nature de ce coup ? Que s'est-il passé au juste ? L'affect dominant de la campagne électorale a été la peur. D'une part la peur diffuse que quelque chose survienne qui précipite la France dans le déclin (mais un certain nombre d'experts ou dits tels, les « déclinologues », proclament que ce déclin est en fait déjà là et même bien entamé), peur accompagnée du haro jeté sur un certain nombre de boucs émissaires, soit traditionnels, soit nouveaux (en vrac : les étrangers, les jeunes des banlieues et globalement les pauvres). Cette peur s'est reconnue dans le candidat Sarkozy. Mais en face, il y avait une peur seconde, la peur de ce qui pouvait résulter des effets de la peur primitive, ce qui n'empêchait pas ses tenants de partager secrètement les mêmes motifs que ceux qui inspiraient la peur primitive. Cela faisait beaucoup de peur, beaucoup de négativité, et quasiment rien en termes de propositions affirmatives. C'est donc la peur primitive qui l'a emporté. L'existence dans la situation d'un élément pulsionnel négatif me paraît déjà une caractéristique majeure à relever. Mais il y a aussi un élément nostalgique, le sentiment qu'un vieux monde s'écroule. De quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qui s'écroule ? A mon avis, c'est tout simplement la disparition de l'affrontement entre la gauche et la droite – ou du moins de cet affrontement dans son inscription symbolique, la disparition d'une sorte de familiarité électorale liée à la récurrence des joutes opposant la gauche et la droite. On objectera que cela ne date pas d'aujourd'hui et qu'on peut même faire remonter la décomposition des repérages traditionnels aux années 60 avec le déclin du PCF, début d'un processus qui s'est achevé avec la défaite de l'URSS et de ses alliés. Mais c'est que la nouveauté de la situation actuelle réside plutôt dans la mise en scène du caractère obsolète des repérages antérieurs. On le voit bien avec le phénomène des transfuges, phénomène qui me paraît tout à fait significatif. Nombre de rats sont en effet en train de quitter le navire en perdition de la gauche et s'embauchent chez le vainqueur, séduits qu'ils sont par la flûte dont joue le nouveau président (auquel je suis, de ce fait, tenté d'accoler le sobriquet d'Homme aux Rats). Notez que la logique de ce mouvement mène fatalement au parti unique. Comme le signalait mon collègue, le philosophe slovène Slavoj Zizek, quelque chose n'a pas été dit à l'époque où la démocratie était opposée au stalinisme ; c'est que celui-ci était en fait l'avenir de la démocratie. Difficile de discerner les traits du Géorgien dans ceux de Sarkozy, quoique, en y ajoutant quelque chose de sautillant...
La subjectivité dépressive dont nous parlons comporte aussi un élément d'impuissance. L'impuissance est de toute façon une composante intrinsèque de la démocratie parlementaire dans la mesure où, dans son fonctionnement même, elle enregistre à la manière d'un sismographe des phénomènes étrangers au vouloir de ceux qui y participent. Tout le monde s'est félicité de la participation massive à ces élections : le suffrage universel a tranché, il faut désormais respecter sa décision. En ce qui me concerne, je suis désolé, je ne respecte nullement les décisions du suffrage universel ; pour reprendre un exemple usé, mais incontournable jusque dans son aspect grotesque, il faut rappeler que c'est une participation massive d'électeurs qui a porté Hitler au pouvoir. Le suffrage universel serait donc la seule chose pour laquelle on devrait avoir du respect indépendamment de ce qu'il produit. L'indifférence au contenu du suffrage est pourtant consubstantielle au fonctionnement de la démocratie parlementaire. Chacun pressent en outre qu'il y a dans l'élection, dans toute élection, un élément de répression (il faut voir l'acharnement des réactionnaires contemporains à imposer le système des élections dans les pays qu'ils cherchent à contrôler ; et rappelons-nous que c'est par l'organisation précipitée d'élections que le formidable mouvement de mai 68 a été jugulé).
De la dépression, passons maintenant à la cure et à la définition qu'en donne Lacan. Selon Lacan, l'enjeu d'une cure analytique consiste à élever l'impuissance à l'impossible. Qu'est-ce que cela signifie ? Eh bien cela signifie que pour échapper à la triade de la pulsion négative, de la nostalgie et de l'impuissance, il faut trouver un point réel sur lequel tenir coûte que coûte. Ce point « impossible », c'est un point ininscriptible dans la loi de la situation, un point représenté par la situation comme impossible. Il faut tenir un point réel de ce type et en organiser les conséquences. Cela revient, et c'est un aspect fondamental de la question, à construire une durée autre que celle à laquelle on a été acculé par la situation.
Choix qui est aux antipodes de celui du rat qui, à l'inverse, se précipite dans la durée qu'on lui offre (il n'est pas possible au rat d'attendre ne serait-ce que cinq années supplémentaires pour devenir ministre). C'est avec cet arrière-plan en tête qu'il faut à mon avis comprendre l'énoncé sarkozyste selon lequel le contenu de l'échéance actuelle c'est d'en finir une fois pour toutes avec mai 68. Enoncé surprenant - c'est lui qui, en définitive, donne la signification de la « rupture » bruyamment annoncée pendant toute la durée de la campagne – et qui est finalement plutôt une bonne nouvelle : voici que, 40 ans après, contre toute attente, mai 68 est encore bien présent pour notre Homme aux Rats. On peut cependant contester la signification qu'il en donne et selon laquelle « en mai 68 on a cessé de se représenter la distinction entre le Bien et le Mal » ; cette assignation pseudo-nietzschéenne d'un mai 68 « par-delà bien et mal » est tout à fait fausse : en mai 68, le Mal était identifié, et sans équivoque, avec les gens qui aujourd'hui ressemblent précisément à l'Homme aux Rats. Que veut-il donc dire ? Ceci que, avec son sacre, nous avons la chance historique de pouvoir éradiquer définitivement l'idée selon laquelle on peut tenir un point réel hors de la loi étatique de la situation – idée dont mai 68 est pour lui la figuration. La subjectivité qui va avec, il va s'agir de la mettre hors la loi – et pas seulement du point de vue policier (qui viendra à son heure) mais fondamentalement il va s'agir de la référer à l'irreprésentable absolu. Et c'est bien vu : car cette subjectivité est la seule qui soit véritablement en antagonisme avec la soumission la plus abjecte à la réalité, à ce que Lacan appelait « le service des biens ». Et aujourd'hui ce dont il s'agit c'est d'installer l'hégémonie sans réserves du service des biens (qui se confond avec le service de ceux qui ont des biens). A cet égard l'escapade de l'Homme aux Rats sur le yacht de l'un de ses commanditaires (ou, si vous voulez, de l'un de ses parrains) n'a pas été un malheureux impair, comme ça a été dit parfois ; il donnait là en réalité la représentation décomplexée du fonctionnement « normal » : quand on en a la possibilité, on se sert et c'est comme ça (quant aux autres : tant pis pour eux).
Quel point tenir ? Je dirais volontiers : n'importe lequel, à la condition que ce point serve de d'appui pour la construction d'une autre durée. Je vous en donne quand même quelques exemples - en vrac, liste non limitative.
1. Tenir l'énoncé « il n'y a qu'un seul monde »
2. Tenir que les ouvriers de provenance étrangère doivent être reconnus par l'Etat comme des libres sujets et honorés comme tels. Voici un exemple d'un point qui est thématisé négativement par l'Homme aux Rats et qu'il importe de « transvaluer » (pour reprendre l'expression nietzschéenne) de façon éminemment positive : ceux qui sont honnis par l'Homme aux Rats sont précisément ceux qui doivent être honorés (et nous sommes nous-mêmes honorés de les accueillir).
3. Tenir que l'art comme création vaut mieux que la culture comme consommation.
4. Tenir que la science, intrinsèquement gratuite, l'emporte absolument sur la technique même (et surtout si elle est) profitable – ou (plus général) : ce qui a valeur universelle l'emporte absolument sur ce qui a valeur marchande.
5. Envisager la situation du point de vue d'une maxime égalitaire.
6. Tenir que, quelles que soient les circonstances, tout malade doit être soigné le mieux possible.
7. Tenir que l'amour a besoin d'être constitué comme un point réel, coincé qu'il est entre la pornographie et le contrat.
8. Tenir que la politique d'émancipation est supérieure à toute gestion.
J'ajouterais volontiers un point plus local : un journal qui appartient à de riches managers ne doit pas être lu par quelqu'un qui n'est ni l'un ni l'autre (que les riches managers fassent circuler les gazettes qui leur appartiennent entre eux !).
On en vient ainsi à la question du courage. En 1954, Lacan se demandait : « Devrions-nous pousser l'intervention analytique jusqu'à des dialogues fondamentaux sur la justice et le courage, dans la grande tradition dialectique ? » (Séminaire I, p. 223). Quelle définition donner du courage ? Je propose de dire que le courage est la vertu qui se manifeste, sans égards pour les lois du monde, par l'endurance dans l'impossible. Le courage ne consiste pas uniquement à expérimenter l'impossible : faire face à l'impossible, cela c'est le temps propre à l'héroïsme. Le courage consiste plutôt, une fois l'impossible affronté, à se tenir dans cette durée différente dont on sait qu'elle est nécessaire pour sortir de l'impuissance. Mais le moment héroïque est indispensable : il faut d'abord se tourner vers le point d'impossible (c'est ce que Platon nomme « conversion »), et ensuite tenir ce point dans la durée. Si le moment héroïque est omis, i.e. si l'on ne change pas d'abord de terrain, c'est qu'il s'agit d'un simple recommencement. J'y ai pensé en voyant la dernière couverture du magazine « Marianne » où s'étalait en gros caractères l'injonction : « N'ayez pas peur ! ».
Voilà une formule qui, après la parution des résultats de l'élection présidentielle, pourrait passer pour un appel au courage. Mais quand on voit le détail de ce qui est proposé (en plus petits caractères), à savoir la nième invitation à une refondation de la gauche, sans les archaïsmes bien entendu etc., on comprend qu'il s'agit en réalité de recommencer comme avant. Le courage, ce n'est pas le courage de recommencer, le courage ne saurait être gouverné par la nostalgie. Le courage est toujours local : il commence en un point d'impossible (qui n'est pas forcément le même pour tous) et la durée nouvelle s'origine en ce point, sans qu'il y ait nécessité d'en passer par une confrontation avec le global. Le courage oriente localement dans la désorientation globale.
La désorientation, en sa globalité, mérite que l'on remonte jusqu'à son transcendantal pétainiste. Car le pétainisme est le nom, en France, de la forme étatisée et catastrophique de la désorientation. Ce pétainisme, générique si l'on veut, commence bien avant Pétain : en 1815 avec le retour de la réaction dans les fourgons des armées étrangères d'occupation. Du pétainisme générique, on peut isoler quelques traits formels : a) la capitulation et la servilité vis-à-vis des puissants de ce monde se présentent sous l'aspect apparemment opposé de la rupture et de la régénération morale ; b) l'abaissement national est imputé à une crise morale grave (p. ex. mai 68) ce qui permet à la morale de venir à la place de la politique qui est, quant à elle, tenue en lisières (c'est l'Etat qui est entièrement chargé de la politique et qui a les mains libres pour ce faire) ; c) l'exemple du redressement vient de l'étranger (en l'occurrence Bush et Blair), doctrine dans la dépendance d'une logique politique du modèle (au sens d'une réalité à modeler, d'une situation à reconfigurer, i.e. d'une esthétique du modèle au sens où l'entendait Philippe Lacoue-Labarthe) ; d) l'idée qu'il s'est passé quelque chose de néfaste amène à lier historiquement deux événements : l'un négatif, en général un événement ouvrier ou populaire (le Front Populaire pour Pétain, mai 68 pour Sarkozy) et l'autre positif, de nature étatique ; e) enfin, un élément racialiste, avec p. ex. des énoncés comme « la France n'a de leçons à recevoir de personne », où se dit que notre civilisation, nos valeurs, notre essence, … sont quand même supérieurs à ce qui existe dans d'autres régions du monde. Le pétainisme comme subjectivité générale de masse, va en réalité couvrir … quoi ? Très crûment : une guerre contre le peuple, la servilité vis-à-vis de l'extérieur et la protection des fortunes (ce dernier point sous le mot d'ordre : « à chacun selon son mérite » dont tout le réel est : « honorez les riches ! »).
Dans ce contexte, il est trop restrictif (ou trop négatif) de dire que le courage c'est de ne pas être pétainiste (c'est tout le contenu de la notion de « résistance » qui est aujourd'hui proposée par certains). Il faut plutôt déclarer que le courage c'est de tenir un point qui soit absolument hétérogène au pétainisme. C'est cela seul qui permet une rupture effective qui ne soit pas le masque d'une continuité et qui n'ait rien à voir avec la moralité (mais par contre tout à voir avec une question de discipline, puisque l'enjeu est d'exister comme sujet). Plutôt que de se référer à un événement néfaste, le courage soutient au contraire, à titre d'allégorie personnelle, un événement faste et entend lui être fidèle (ce peut être par exemple mai 68) : le courage préfère des emblèmes affirmatifs et répugne aux drapeaux qui prennent pour cible une décadence à réparer. Enfin le courage consiste, contre le racialisme, à soutenir l'énoncé : « il n'y a qu'un seul monde ».
Tentons un survol historique de grande ampleur, à la façon de Hegel. Depuis la Révolution française et l'écho universel qu'elle a eu, nous savons – comprendre : il y a ce savoir, ce savoir est là, disponible pour l'humanité générique – nous savons, donc, que le communisme est la bonne hypothèse. Ce qui veut dire : le dispositif des classes, le pouvoir des puissants, ce ne sont pas des choses inéluctables ; de même que n'est pas inéluctable qu'il y ait l'Etat en tant que séparé de la société. L'hypothèse communiste prise comme idée régulatrice (au sens que Kant donne à cette expression) est inaugurale pour notre modernité politique – et ce indépendamment des déclinaisons particulières auxquelles l'hypothèse a donné lieu. Je pense que Sartre avait tout à fait raison quand il disait que s'il fallait renoncer à cette hypothèse, l'humanité ne serait pas notablement plus intéressante que les fourmis ou les termites (ou, plus généralement, que toute espèce animale vivant en collectivité).
Je distinguerai deux grandes séquences historiques. La première va de la Révolution française à la Commune de Paris ; elle lie le mouvement populaire (auquel s'adjoint le mouvement ouvrier) et la thématique de l'insurrection (le renversement insurrectionnel ayant le nom de Révolution). La deuxième séquence va d'Octobre 17 à la Révolution Culturelle en Chine ; cette période de 40 années est dominée par le thème du parti, i.e. en fin de compte par le thème de l'organisation victorieuse (son slogan majeur est que la discipline est la seule arme de ceux qui n'ont rien). Entre la fin de la première séquence et le début de la seconde, il y a un long intervalle (à nouveau de 40 années) qui correspond à l'apogée de l'impérialisme européen et à la mise en coupe réglée de nombreuses régions du globe. Après la seconde séquence, dont la saturation est avérée avec l'effondrement des Etats socialistes, prend place une période de stabilisation réactive pendant une trentaine d'années, dans laquelle nous sommes encore. Ma conviction est qu'inéluctablement une troisième séquence historique va s'ouvrir, différente des deux précédentes, mais paradoxalement plus proche de la première que de la seconde : cette séquence aura en effet en commun avec la séquence qui a prévalu au 19ème siècle d'avoir pour enjeu l'existence même de l'hypothèse communiste, aujourd'hui massivement déniée (de nombreux éléments de la réalité contemporaine rappellent d'ailleurs le 19ème siècle : cynisme des possédants, brutalité de la domination etc.). Rappelons-nous la phrase de Marx déclarant, en 1848 : « Un spectre hante l'Europe, celui du communisme », phrase extraordinaire par sa puissance prophétique, car, véritablement, en 1848, il y avait peu d'éléments à la surface du social dont on pouvait tirer un tel diagnostic. La question posée aujourd'hui à la politique d'émancipation est à nouveau celle de l'existence de l'hypothèse communiste, qui, de même qu'au 19ème siècle, n'a plus rien d'évident, mais hypothèse qui doit être reprise sur un mode autre que le mode insurrectionnel. Un autre mode d'existence de l'hypothèse, dont l'exercice sera local, est à l'ordre du jour.
Partons du sacre du nouveau président. On peut remarquer, chez beaucoup de gens, la présence d'une subjectivité disons dépressive, comme si ces gens avaient été frappés par un coup. Ce coup était pourtant attendu, c'est celui qui était dès le début le favori dans la compétition qui l'a finalement emporté.
Alors ? Quelle est la nature de ce coup ? Que s'est-il passé au juste ? L'affect dominant de la campagne électorale a été la peur. D'une part la peur diffuse que quelque chose survienne qui précipite la France dans le déclin (mais un certain nombre d'experts ou dits tels, les « déclinologues », proclament que ce déclin est en fait déjà là et même bien entamé), peur accompagnée du haro jeté sur un certain nombre de boucs émissaires, soit traditionnels, soit nouveaux (en vrac : les étrangers, les jeunes des banlieues et globalement les pauvres). Cette peur s'est reconnue dans le candidat Sarkozy. Mais en face, il y avait une peur seconde, la peur de ce qui pouvait résulter des effets de la peur primitive, ce qui n'empêchait pas ses tenants de partager secrètement les mêmes motifs que ceux qui inspiraient la peur primitive. Cela faisait beaucoup de peur, beaucoup de négativité, et quasiment rien en termes de propositions affirmatives. C'est donc la peur primitive qui l'a emporté. L'existence dans la situation d'un élément pulsionnel négatif me paraît déjà une caractéristique majeure à relever. Mais il y a aussi un élément nostalgique, le sentiment qu'un vieux monde s'écroule. De quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qui s'écroule ? A mon avis, c'est tout simplement la disparition de l'affrontement entre la gauche et la droite – ou du moins de cet affrontement dans son inscription symbolique, la disparition d'une sorte de familiarité électorale liée à la récurrence des joutes opposant la gauche et la droite. On objectera que cela ne date pas d'aujourd'hui et qu'on peut même faire remonter la décomposition des repérages traditionnels aux années 60 avec le déclin du PCF, début d'un processus qui s'est achevé avec la défaite de l'URSS et de ses alliés. Mais c'est que la nouveauté de la situation actuelle réside plutôt dans la mise en scène du caractère obsolète des repérages antérieurs. On le voit bien avec le phénomène des transfuges, phénomène qui me paraît tout à fait significatif. Nombre de rats sont en effet en train de quitter le navire en perdition de la gauche et s'embauchent chez le vainqueur, séduits qu'ils sont par la flûte dont joue le nouveau président (auquel je suis, de ce fait, tenté d'accoler le sobriquet d'Homme aux Rats). Notez que la logique de ce mouvement mène fatalement au parti unique. Comme le signalait mon collègue, le philosophe slovène Slavoj Zizek, quelque chose n'a pas été dit à l'époque où la démocratie était opposée au stalinisme ; c'est que celui-ci était en fait l'avenir de la démocratie. Difficile de discerner les traits du Géorgien dans ceux de Sarkozy, quoique, en y ajoutant quelque chose de sautillant...
La subjectivité dépressive dont nous parlons comporte aussi un élément d'impuissance. L'impuissance est de toute façon une composante intrinsèque de la démocratie parlementaire dans la mesure où, dans son fonctionnement même, elle enregistre à la manière d'un sismographe des phénomènes étrangers au vouloir de ceux qui y participent. Tout le monde s'est félicité de la participation massive à ces élections : le suffrage universel a tranché, il faut désormais respecter sa décision. En ce qui me concerne, je suis désolé, je ne respecte nullement les décisions du suffrage universel ; pour reprendre un exemple usé, mais incontournable jusque dans son aspect grotesque, il faut rappeler que c'est une participation massive d'électeurs qui a porté Hitler au pouvoir. Le suffrage universel serait donc la seule chose pour laquelle on devrait avoir du respect indépendamment de ce qu'il produit. L'indifférence au contenu du suffrage est pourtant consubstantielle au fonctionnement de la démocratie parlementaire. Chacun pressent en outre qu'il y a dans l'élection, dans toute élection, un élément de répression (il faut voir l'acharnement des réactionnaires contemporains à imposer le système des élections dans les pays qu'ils cherchent à contrôler ; et rappelons-nous que c'est par l'organisation précipitée d'élections que le formidable mouvement de mai 68 a été jugulé).
De la dépression, passons maintenant à la cure et à la définition qu'en donne Lacan. Selon Lacan, l'enjeu d'une cure analytique consiste à élever l'impuissance à l'impossible. Qu'est-ce que cela signifie ? Eh bien cela signifie que pour échapper à la triade de la pulsion négative, de la nostalgie et de l'impuissance, il faut trouver un point réel sur lequel tenir coûte que coûte. Ce point « impossible », c'est un point ininscriptible dans la loi de la situation, un point représenté par la situation comme impossible. Il faut tenir un point réel de ce type et en organiser les conséquences. Cela revient, et c'est un aspect fondamental de la question, à construire une durée autre que celle à laquelle on a été acculé par la situation.
Choix qui est aux antipodes de celui du rat qui, à l'inverse, se précipite dans la durée qu'on lui offre (il n'est pas possible au rat d'attendre ne serait-ce que cinq années supplémentaires pour devenir ministre). C'est avec cet arrière-plan en tête qu'il faut à mon avis comprendre l'énoncé sarkozyste selon lequel le contenu de l'échéance actuelle c'est d'en finir une fois pour toutes avec mai 68. Enoncé surprenant - c'est lui qui, en définitive, donne la signification de la « rupture » bruyamment annoncée pendant toute la durée de la campagne – et qui est finalement plutôt une bonne nouvelle : voici que, 40 ans après, contre toute attente, mai 68 est encore bien présent pour notre Homme aux Rats. On peut cependant contester la signification qu'il en donne et selon laquelle « en mai 68 on a cessé de se représenter la distinction entre le Bien et le Mal » ; cette assignation pseudo-nietzschéenne d'un mai 68 « par-delà bien et mal » est tout à fait fausse : en mai 68, le Mal était identifié, et sans équivoque, avec les gens qui aujourd'hui ressemblent précisément à l'Homme aux Rats. Que veut-il donc dire ? Ceci que, avec son sacre, nous avons la chance historique de pouvoir éradiquer définitivement l'idée selon laquelle on peut tenir un point réel hors de la loi étatique de la situation – idée dont mai 68 est pour lui la figuration. La subjectivité qui va avec, il va s'agir de la mettre hors la loi – et pas seulement du point de vue policier (qui viendra à son heure) mais fondamentalement il va s'agir de la référer à l'irreprésentable absolu. Et c'est bien vu : car cette subjectivité est la seule qui soit véritablement en antagonisme avec la soumission la plus abjecte à la réalité, à ce que Lacan appelait « le service des biens ». Et aujourd'hui ce dont il s'agit c'est d'installer l'hégémonie sans réserves du service des biens (qui se confond avec le service de ceux qui ont des biens). A cet égard l'escapade de l'Homme aux Rats sur le yacht de l'un de ses commanditaires (ou, si vous voulez, de l'un de ses parrains) n'a pas été un malheureux impair, comme ça a été dit parfois ; il donnait là en réalité la représentation décomplexée du fonctionnement « normal » : quand on en a la possibilité, on se sert et c'est comme ça (quant aux autres : tant pis pour eux).
Quel point tenir ? Je dirais volontiers : n'importe lequel, à la condition que ce point serve de d'appui pour la construction d'une autre durée. Je vous en donne quand même quelques exemples - en vrac, liste non limitative.
1. Tenir l'énoncé « il n'y a qu'un seul monde »
2. Tenir que les ouvriers de provenance étrangère doivent être reconnus par l'Etat comme des libres sujets et honorés comme tels. Voici un exemple d'un point qui est thématisé négativement par l'Homme aux Rats et qu'il importe de « transvaluer » (pour reprendre l'expression nietzschéenne) de façon éminemment positive : ceux qui sont honnis par l'Homme aux Rats sont précisément ceux qui doivent être honorés (et nous sommes nous-mêmes honorés de les accueillir).
3. Tenir que l'art comme création vaut mieux que la culture comme consommation.
4. Tenir que la science, intrinsèquement gratuite, l'emporte absolument sur la technique même (et surtout si elle est) profitable – ou (plus général) : ce qui a valeur universelle l'emporte absolument sur ce qui a valeur marchande.
5. Envisager la situation du point de vue d'une maxime égalitaire.
6. Tenir que, quelles que soient les circonstances, tout malade doit être soigné le mieux possible.
7. Tenir que l'amour a besoin d'être constitué comme un point réel, coincé qu'il est entre la pornographie et le contrat.
8. Tenir que la politique d'émancipation est supérieure à toute gestion.
J'ajouterais volontiers un point plus local : un journal qui appartient à de riches managers ne doit pas être lu par quelqu'un qui n'est ni l'un ni l'autre (que les riches managers fassent circuler les gazettes qui leur appartiennent entre eux !).
On en vient ainsi à la question du courage. En 1954, Lacan se demandait : « Devrions-nous pousser l'intervention analytique jusqu'à des dialogues fondamentaux sur la justice et le courage, dans la grande tradition dialectique ? » (Séminaire I, p. 223). Quelle définition donner du courage ? Je propose de dire que le courage est la vertu qui se manifeste, sans égards pour les lois du monde, par l'endurance dans l'impossible. Le courage ne consiste pas uniquement à expérimenter l'impossible : faire face à l'impossible, cela c'est le temps propre à l'héroïsme. Le courage consiste plutôt, une fois l'impossible affronté, à se tenir dans cette durée différente dont on sait qu'elle est nécessaire pour sortir de l'impuissance. Mais le moment héroïque est indispensable : il faut d'abord se tourner vers le point d'impossible (c'est ce que Platon nomme « conversion »), et ensuite tenir ce point dans la durée. Si le moment héroïque est omis, i.e. si l'on ne change pas d'abord de terrain, c'est qu'il s'agit d'un simple recommencement. J'y ai pensé en voyant la dernière couverture du magazine « Marianne » où s'étalait en gros caractères l'injonction : « N'ayez pas peur ! ».
Voilà une formule qui, après la parution des résultats de l'élection présidentielle, pourrait passer pour un appel au courage. Mais quand on voit le détail de ce qui est proposé (en plus petits caractères), à savoir la nième invitation à une refondation de la gauche, sans les archaïsmes bien entendu etc., on comprend qu'il s'agit en réalité de recommencer comme avant. Le courage, ce n'est pas le courage de recommencer, le courage ne saurait être gouverné par la nostalgie. Le courage est toujours local : il commence en un point d'impossible (qui n'est pas forcément le même pour tous) et la durée nouvelle s'origine en ce point, sans qu'il y ait nécessité d'en passer par une confrontation avec le global. Le courage oriente localement dans la désorientation globale.
La désorientation, en sa globalité, mérite que l'on remonte jusqu'à son transcendantal pétainiste. Car le pétainisme est le nom, en France, de la forme étatisée et catastrophique de la désorientation. Ce pétainisme, générique si l'on veut, commence bien avant Pétain : en 1815 avec le retour de la réaction dans les fourgons des armées étrangères d'occupation. Du pétainisme générique, on peut isoler quelques traits formels : a) la capitulation et la servilité vis-à-vis des puissants de ce monde se présentent sous l'aspect apparemment opposé de la rupture et de la régénération morale ; b) l'abaissement national est imputé à une crise morale grave (p. ex. mai 68) ce qui permet à la morale de venir à la place de la politique qui est, quant à elle, tenue en lisières (c'est l'Etat qui est entièrement chargé de la politique et qui a les mains libres pour ce faire) ; c) l'exemple du redressement vient de l'étranger (en l'occurrence Bush et Blair), doctrine dans la dépendance d'une logique politique du modèle (au sens d'une réalité à modeler, d'une situation à reconfigurer, i.e. d'une esthétique du modèle au sens où l'entendait Philippe Lacoue-Labarthe) ; d) l'idée qu'il s'est passé quelque chose de néfaste amène à lier historiquement deux événements : l'un négatif, en général un événement ouvrier ou populaire (le Front Populaire pour Pétain, mai 68 pour Sarkozy) et l'autre positif, de nature étatique ; e) enfin, un élément racialiste, avec p. ex. des énoncés comme « la France n'a de leçons à recevoir de personne », où se dit que notre civilisation, nos valeurs, notre essence, … sont quand même supérieurs à ce qui existe dans d'autres régions du monde. Le pétainisme comme subjectivité générale de masse, va en réalité couvrir … quoi ? Très crûment : une guerre contre le peuple, la servilité vis-à-vis de l'extérieur et la protection des fortunes (ce dernier point sous le mot d'ordre : « à chacun selon son mérite » dont tout le réel est : « honorez les riches ! »).
Dans ce contexte, il est trop restrictif (ou trop négatif) de dire que le courage c'est de ne pas être pétainiste (c'est tout le contenu de la notion de « résistance » qui est aujourd'hui proposée par certains). Il faut plutôt déclarer que le courage c'est de tenir un point qui soit absolument hétérogène au pétainisme. C'est cela seul qui permet une rupture effective qui ne soit pas le masque d'une continuité et qui n'ait rien à voir avec la moralité (mais par contre tout à voir avec une question de discipline, puisque l'enjeu est d'exister comme sujet). Plutôt que de se référer à un événement néfaste, le courage soutient au contraire, à titre d'allégorie personnelle, un événement faste et entend lui être fidèle (ce peut être par exemple mai 68) : le courage préfère des emblèmes affirmatifs et répugne aux drapeaux qui prennent pour cible une décadence à réparer. Enfin le courage consiste, contre le racialisme, à soutenir l'énoncé : « il n'y a qu'un seul monde ».
Tentons un survol historique de grande ampleur, à la façon de Hegel. Depuis la Révolution française et l'écho universel qu'elle a eu, nous savons – comprendre : il y a ce savoir, ce savoir est là, disponible pour l'humanité générique – nous savons, donc, que le communisme est la bonne hypothèse. Ce qui veut dire : le dispositif des classes, le pouvoir des puissants, ce ne sont pas des choses inéluctables ; de même que n'est pas inéluctable qu'il y ait l'Etat en tant que séparé de la société. L'hypothèse communiste prise comme idée régulatrice (au sens que Kant donne à cette expression) est inaugurale pour notre modernité politique – et ce indépendamment des déclinaisons particulières auxquelles l'hypothèse a donné lieu. Je pense que Sartre avait tout à fait raison quand il disait que s'il fallait renoncer à cette hypothèse, l'humanité ne serait pas notablement plus intéressante que les fourmis ou les termites (ou, plus généralement, que toute espèce animale vivant en collectivité).
Je distinguerai deux grandes séquences historiques. La première va de la Révolution française à la Commune de Paris ; elle lie le mouvement populaire (auquel s'adjoint le mouvement ouvrier) et la thématique de l'insurrection (le renversement insurrectionnel ayant le nom de Révolution). La deuxième séquence va d'Octobre 17 à la Révolution Culturelle en Chine ; cette période de 40 années est dominée par le thème du parti, i.e. en fin de compte par le thème de l'organisation victorieuse (son slogan majeur est que la discipline est la seule arme de ceux qui n'ont rien). Entre la fin de la première séquence et le début de la seconde, il y a un long intervalle (à nouveau de 40 années) qui correspond à l'apogée de l'impérialisme européen et à la mise en coupe réglée de nombreuses régions du globe. Après la seconde séquence, dont la saturation est avérée avec l'effondrement des Etats socialistes, prend place une période de stabilisation réactive pendant une trentaine d'années, dans laquelle nous sommes encore. Ma conviction est qu'inéluctablement une troisième séquence historique va s'ouvrir, différente des deux précédentes, mais paradoxalement plus proche de la première que de la seconde : cette séquence aura en effet en commun avec la séquence qui a prévalu au 19ème siècle d'avoir pour enjeu l'existence même de l'hypothèse communiste, aujourd'hui massivement déniée (de nombreux éléments de la réalité contemporaine rappellent d'ailleurs le 19ème siècle : cynisme des possédants, brutalité de la domination etc.). Rappelons-nous la phrase de Marx déclarant, en 1848 : « Un spectre hante l'Europe, celui du communisme », phrase extraordinaire par sa puissance prophétique, car, véritablement, en 1848, il y avait peu d'éléments à la surface du social dont on pouvait tirer un tel diagnostic. La question posée aujourd'hui à la politique d'émancipation est à nouveau celle de l'existence de l'hypothèse communiste, qui, de même qu'au 19ème siècle, n'a plus rien d'évident, mais hypothèse qui doit être reprise sur un mode autre que le mode insurrectionnel. Un autre mode d'existence de l'hypothèse, dont l'exercice sera local, est à l'ordre du jour.
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